Utopies et dystopies : de simples fictions ?
Gildas Mergny
2/6/2024
Comment les utopies et dystopies nous aident-elles à imaginer un monde meilleur ?
"Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas."
Au XIXe siècle, le bien aimé poète et dramaturge Oscar Wilde plaçait déjà l’utopie sur un piédestal moral. Sans pour autant exister factuellement, un monde parfait représentait pour lui un idéal, un objectif. Une ligne directrice vers laquelle toute boussole morale devait pointer.
Mais pourquoi, alors, du haut de notre XXIe siècle, percevons-nous dans le terme "Utopie" une nuance de sarcasme ? Un écho péjoratif qui résonne bien trop près de son antonyme naturel : "Dystopie" ? Un monde parfait serait-il tellement hors d’atteinte qu’en rêver deviendrait purement cynique ?
Les auteurs de fiction s’emparent du débat depuis des décennies, voire des siècles. L’utopie et la dystopie se retrouvent dans de nombreux succès littéraires et cinématographiques. Sont-elles une simple source d’inspiration pour les récits inventés ? Ou les outils philosophiques d’une réelle résistance ?
L’utopie et la dystopie : entre réalité et fiction
Définitions
Il serait plus simple de parler d’un monde parfait, ou au contraire tombé dans l’horreur. Pourquoi s’embêter avec des termes que personne ne comprend, alors que nous possédons un éventail de mots quasi infini pour exprimer nos pensées ? Eh bien, justement parce que derrière chaque mot se cachent différents niveaux de lecture et de connotations. L’impact d’un mot que nous considérons comme "synonyme" ne sera pas toujours le même. C’est ce qui enrichit notre langue et élargit notre pouvoir de pensée !
Le Larousse définit l’utopie comme une "Construction imaginaire et rigoureuse d'une société, qui constitue, par rapport à celui qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal". Il indique les mots "Chimères" ou "Illusion" en substitut adéquat. Plus vraiment parfait, n’est-ce pas ? Car si le Larousse cherche à refléter de manière simplifiée les différents niveaux de lecture de ce mot, il a trouvé important de lui apporter une connotation de non-réalité. L’utopie serait-elle donc juste un rêve ?
Notre cher Larousse explique d’ailleurs que le mot "dystopie" n’est rien d’autre qu’un mot-valise basé sur son presque antonyme "utopie". Il précise qu’il s’agit d’une "Société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste, telle que la conçoit un auteur donné".
Ah ! Nous y voilà : l’Auteur. L’Écrivain. Le Régent de Toute Fiction. Ainsi, le dictionnaire le plus prisé de la langue française (de France – attention !) recale la dystopie, et par réflexion, l’utopie, au rang de simple fiction. Seulement, la fiction n’a rien de simple, et son pouvoir se répercute bien souvent sur la réalité.
Lorsque la fiction influence la réalité
Si la dystopie parle, de manière générale, d’une société totalitaire où le héros ou l’héroïne s’embarque dans une quête pour la liberté, il ne faut pas oublier que de réels régimes similaires existent bel et bien dans notre monde actuel. Serait-ce une utopie de penser qu’ils seraient, un jour dissolus à jamais ?
Les romans dystopiques relevant bel et bien de la fiction, leur parfaite analyse des régimes totalitaires n’empêche pas la naissance d’un vain espoir dans l’obscurité quasi totale. Et même si les livres d’histoire nous apprennent les erreurs du passé, la fiction possède un outil (une arme ?) que l’historien ignore : les personnages.
Nous, pauvres humains, sommes (dans une majorité écrasante) capables d’empathie. Vivre un soulèvement contre un régime totalitaire à travers les yeux et les émotions d’un personnage est bien plus impactant que d’en lire les chiffres dans un manuel d’histoire. Et c’est pourquoi la fiction fait, elle aussi, l’objet de censure dans certaines dictatures. Le cultissime 1984 de George Orwell a été interdit sous l’ex-URSS, bien qu’il ait été imprimé et distribué clandestinement. Le régime en place aurait-il craint que les idées d’une fiction viennent hanter son emprise bien réelle ?
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Dans ma nouvelle, Le Procès, j’aborde également cette emprise d’un peuple sur un autre. Et même si elle paraît moins violente, elle applique tout de même une privation de liberté assumée des oppresseurs. Cette lettre persane du futur reprend des sujets actuels et reflète le mal de notre société.
Dystopie et utopie dans la pop-culture
Pourquoi aimons-nous ces récits qui nous angoissent ?
Là où le bât blesse, c’est que même en reconnaissant le caractère inhumain d’une dystopie et l’essence chimérique des utopies… Nous en raffolons ! La réponse à ce paradoxe ne se trouve pas dans le Larousse, mais dans le développement des instincts de l’espèce humaine : notre cerveau est davantage programmé pour la survie que pour le bonheur.
Nous sommes à l’affût des mauvaises nouvelles, des catastrophes et désastres en tout genre, parce que nous avons appris à prêter plus attention à ce qui peut nous nuire qu’à ce qui pourrait nous rendre heureux·se. Attention ! Cela ne veut pas dire qu’on ne souhaite pas lire de temps en temps un bon feel-good. Simplement qu’on se réfugie aussi bien dans de la romance que dans de l’horreur. Vous pouvez tester cette théorie en lisant ma mini-série L’Étoile du matin : elle mêle une histoire d’amour à un récit d’épouvante… Parfait pour rêver tout en cauchemardant.
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Le succès des univers dystopiques
De nombreux auteurs et autrices, connu·e·s et moins connu·e·s surfent sur cette vague de la fascination pour ces sociétés parallèles proches de la nôtre, mais aux défauts poussés aux extrêmes. La Servante Écarlate, Divergente, et le grand blockbuster qui a fait son retour en 2023 : Les Hunger Games, de Suzanne Collins. Ces monuments littéraires et cinématographiques se sont placés dans la pop-culture avec aisance, car ils appellent des thèmes humains et philosophiques d’ampleur.
La société dystopique de Panem n'est ni plus ni moins qu’une caricature de notre propre monde, où l’oppresseur ignore même qu’il l’est, en témoignant des terribles épreuves que d’autres doivent outrepasser de l’autre côté de l’écran. Dans la Ballade du Serpent et de l’Oiseau chanteur, l’oppresseur est même placé au centre de l’histoire. N’est-ce pas, là, un reflet du narcissisme propre à notre société occidentale d’aujourd’hui ? La fiction nous révèle à nous-mêmes et intègre une idée de mieux, d’une fin de l’oppression portée par les oppresseurs eux-mêmes. Quelle utopie dans la dystopie…
Une source d’inspiration intarissable
Un thème qui touche les anciennes comme les nouvelles plumes
Des auteurs incontournables comme Orwell aux scénaristes les plus en vogue, les univers d’oppression et d’espoir d’un monde meilleur puisent leur force dans les grandes aspirations humaines.
J’ai lu récemment un petit bijou littéraire, lauréat du meilleur roman au Prix de la Plume Indé’ 2023 en SF/Dystopie, Demain, le Chaos, par Alexandre Gaillard. Tout en finesse, l’auteur nous plonge dans une mystérieuse brume qui fait bousculer la société dans un monde dystopique aux étranges résonnances avec notre propre réalité.
© Copyright Alexandre Gaillard
Les élucubrations d’un monde idéal ou de la fin du monde tel que nous les connaissons m’ont également inspiré. Dans mon roman Urban Fantasy YA L’Or qui coule dans nos Veines, j’aborde la recherche de ce monde idéal, mais aussi l’importance du point de vue : mon monde idéal n’est pas le même que mon prochain. Une utopie ne pourrait-elle donc pas être universelle ?
Un schéma narratif vendeur et réconfortant
Loin de devenir désuets, les films et livres de dystopie et d’utopie ont la cote. Leurs histoires poignantes et leurs personnages bad ass prennent racine dans notre propre désir de liberté. Nous rêvons, nous aussi, qu’une Katniss tende le flambeau du courage pour mener les mécanismes d’oppression à leur terme. C’est aussi le pouvoir d’un schéma narratif réconfortant qui a fait des fictions d’uto-dysto un phénomène international :
Situation initiale : présentation d’une société oppressée, tombée dans l’extrême des pires déboires de la nôtre
Élément déclencheur : l’avènement d’un·e héros·ïne improbable, tout droit levé·e des rangs des oppressés
Péripéties : batailles, stratagèmes, parfois même espionnage ou propagande dans un monde où toute rébellion s’en suit de mort ou de terribles représailles
Dénouement : soulèvement du peuple, renversement du pouvoir, suite à un dilemme clivant
Situation finale : le renouveau – mais bien souvent le risque que la dystopie revienne
Schéma narratif typique, peut-être… Mais au fond, ne suit-il pas les réelles résistances qui luttent dans l’ombre pour la liberté ? Encore une fois, la fiction et la réalité se mêlent, et représentent, pour l’une et l’autre, une grande source d’inspiration.
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