Catacombes

par Gildas Mergny

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Un lotus noir sur un fond de papier parchemin

Épisode 1

La petite porte en bois rectangulaire grinça lorsque Louise la poussa maladroitement vers l’extérieur. La cacophonie enivrante du bal de nuit s’échappa vers la rue à peine éclairée en cette heure tardive. Un chat chétif au pelage tricolore s’offusqua des airs de cabaret et se délogea du mur où il s’était lové pour chercher un peu de tranquillité plus loin dans l’obscurité, sans manquer de marquer sa frustration par un grondement agacé.

C’est ça, file au loin, sac à puces !

Louise ! s’insurgea Adélaïde en passant elle aussi le pas de la porte pour sortir du bal. Parle moins fort, il est près de trois heures.

— Ne me dis pas que tu compatis avec les chats. Ma grand-mère a toujours dit qu’ils portaient malheur.

— Seulement les chats noirs.

— Qu’importe. La nuit, tous les chats sont noirs.

— Gris, tu veux dire.

Louise voulut rétorquer, mais son escarpin rencontra la surface peu régulière d’un pavé et son amie dut la soutenir pour qu’elle ne tombe pas face contre terre. Son rire enjoué serpenta à travers la rue déserte alors que la porte du bal se refermait.

— Je réitère que tu n’aurais pas dû prendre ce dernier verre de liqueur de cerise.

À l’étroit dans son corset conçu pour des tailles plus fines, Adélaïde peinait à respirer profondément en soutenant Louise le long du trottoir. Celle-ci piétinait continuellement les pans de sa longue robe bien meilleur marché que la sienne.

Il faisait frais, presque froid, en cette nuit de mai, et Adélaïde se félicitait d’avoir opté pour son manteau long à manches bouffantes plutôt que sa veste plus légère qui mettait, selon Louise, en valeur sa poitrine. Elle avait expliqué à son amie que c’était son père qui lui avait interdit de sortir si peu habillée, mais en vérité, Adélaïde n’aimait pas exposer son corps comme le faisait Louise. Peut-être était-ce pour cela qu’elle avait moins de succès que son amie auprès de la gent masculine lorsqu’elles sortaient danser ensemble. Voire, pas de succès du tout.

Sous la lumière ténue du gaz d’éclairage, elles rejoignirent la place de la Bastille, un peu plus animée que les ruelles qu’elles venaient de quitter. Tant mieux. Adélaïde détestait rentrer chez elle en pleine nuit. Heureusement, des fiacres dont les cochers discutaient bruyamment entre eux attendaient sagement sur la place.

— Viens, on va prendre une voiture, proposa-t-elle à Louise.

— Oh non ! Passons par les quais !

— Saint-Germain est à presque une heure de marche.

— Parfait, ça me permettra de dessouler. Père me déshériterait s’il me voyait rentrer à la maison dans cet état.

— Je ne sais pas, Louise. Je suis fatiguée, et il fait noir au bord de la rivière.

— Mon frère m’a dit qu’ils avaient commencé à installer un éclairage électrique ! Tu n’as pas envie de voir ça ?

— Pas vraiment.

Louise se redressa et croisa les bras.

— Ce que tu peux être monotone, parfois, s’agaça-t-elle en continuant sa route vers les quais, sous l’œil prudent des cochers.

— Où est-ce que tu vas ?

— Je rentre par la Seine.

— Louise ! C’est dangereux.

— Pas plus dangereux que de prendre un fiacre. Tu as vu à la vitesse à laquelle ils roulent ?

— Tu sais très bien de quoi je parle, murmura Adélaïde en rattrapant son amie. Le Monstre…

Les lèvres parfaitement pulpeuses de Louise s’arquèrent en un rictus moqueur. Elle réordonna une mèche blonde rebelle dans son chapeau à plume et remonta les pans de ses gants blancs sur ses bras nus.

— Tu ne crois pas à cette histoire à dormir debout, quand même ?

— Toi, tu crois bien que les chats portent malheur.

La fille de vicomte ignora l’argument et s’élança sur le boulevard Henri IV pour rejoindre le fleuve. Adélaïde serra les poings. Parfois, elle se demandait si Louise avait été son amie si leurs deux familles n’étaient pas aussi proches. Voisins depuis des générations, le vicomte et son père avaient investi ensemble dans l’industrie du cuivre pour aider le pays à se relever de l’invasion prussienne en 71.

Le vicomte de Sorant-la-Vieille pouvait, bien entendu, pourvoir plus de moyens que son père à elle, d’un office moins lucratif, et souvent, Adélaïde percevait une certaine fierté mal placée de la part de son amie par rapport à leur différence de rang.

« Père participe à financer l’Exposition universelle », « Père a investi dans un téléphone : c’est pour parler à distance », « Père inaugurera le pont Alexandre III ».

Père a mis au monde une jacasseuse de premier ordre. Ce qu’elle pouvait être irritante ! Après tout, si elle voulait rentrer toute seule, c’était son choix ! Qu’elle ne vienne pas pleurnicher si sa photo apparaissait demain au Figaro, avec en grand titre « Le Monstre de la Seine a encore frappé ! ».

Adélaïde raccommoda sa large poitrine, qui ne demandait qu’à être libérée de son étau de tissu et pivota à demi vers les fiacres de Bastille dans l’espoir que Louise finisse par la suivre. Peine perdue, son acolyte sifflotait en direction des quais, et s’aidait des murs des bâtiments pour tenir droite.

Adélaïde soupira longuement. Aussi pénible que Louise pût être, elle ne se le pardonnerait pas s’il lui arrivait malheur. Elle releva ses pans de la robe qui avait, autrefois, appartenu à sa mère, et trottina vers son amie. Ses pas pressés claquaient contre les pavés et résonnaient à travers le couloir urbain du Boulevard. Le summum du discret !

— Mais qui revient en courant, la nargua Louise lorsqu’elle l’eut rattrapée.

Elle avait déjà atteint les berges languissantes de la Seine, calme cette nuit. C’était déjà ça. Adélaïde ne savait pas nager. Tomber à l’eau sonnerait son glas ! Elles longèrent le quai des Célestins en silence. La fraîcheur de la nuit devait déjà remettre de l’ordre dans les idées de Louise qui gagnait en équilibre à chaque pas.

Sous les étoiles, qu’elle distinguait moins que dans son enfance à cause de l’éclairage nocturne plus intense, Adélaïde voyait se découper la silhouette épineuse et imposante de la cathédrale Notre-Dame sur l’Île. Une puissante source lumineuse attira son attention au nord, vers les hauteurs. Dans le quartier de Montmartre s’érigeait la nouvelle basilique du Sacré-Cœur. Enthousiaste d’architecture, Adélaïde s’y était égarée pour voir l’avancée des travaux. Comme elle aurait aimé, elle aussi, concevoir ces constructions improbables qui gravaient à jamais le nom de leur créateur dans l’Histoire. Elle se défendait en dessin ! Même si elle n’avait jamais osé montrer ses créations à personne… Lucette les avait vues par mégarde en passant le plumeau sur son secrétaire.

Son attention fut de nouveau déviée, cette fois par de vifs clapotis en contrebas. Mais à peine eut-elle le temps de tourner la tête que le fleuve retrouva son silence continu. Elle arrêta sa course, intriguée.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Louise, en interrompant sa marche, elle aussi.

— Tu as entendu ?

— Quoi ?

— Je ne sais pas trop.

Prudemment, Adélaïde s’approcha du muret protégeant les passants d’une chute dans la Seine. La surface de l’eau, aussi lisse que les mouchoirs en soie que Louise distribuait à ses prétendants, ne semblait pas être perturbée.

— Je pensais avoir entendu du remous dans l’eau.

— Ça doit être un gros poisson. Ou les courants qui se rencontrent à la pointe de l’île Saint-Louis.

— Je n’aime pas ça, avoua Adélaïde, qui sentait son cœur tambouriner contre sa poitrine, amplifiant l’impression que sa cage thoracique était comprimée.

— Ce que tu peux être timorée !

— C’est de ta faute ! Je ne voulais pas passer par…

Clang ! Le fracas du métal contre le pavé fit sursauter les deux amies qui s’agrippèrent l’une à l’autre. Cette partie de la ville ne bénéficiait pas encore de l’éclairage électrique et la faible lueur des lampes à gaz ne projetait qu’un halo inquiétant sur le coin de rue d’où était provenu le bruit.

— Ne restons pas là, dit Louise, plus du tout amusée.

Fébrile, une sueur froide coulant le long de son cou dénudé, Adélaïde acquiesça. Et de nouveau, la Seine frissonna d’un remous, cette fois plus sourd, et plus long que le premier. Les deux acolytes se retournèrent une fois de plus. La main de Louise était moite et glissante.

Soudain, un grondement profond et las leur parvint du fleuve. C’était comme une complainte douloureuse, glaçante, d’un être en plein désarroi.

Adélaïde aurait voulu s’enfuir, ou bien reporter son attention vers le claquement régulier sur les pavés derrière elle… Mais au-delà du muret, dans l’obscurité quasi totale de la nuit s’éleva l’ombre monstrueuse d’un long corps terrifiant. L’énorme et épais serpent, paraissait-il, s’extirpa des profondeurs de l’eau, en continuant à geindre de sa lamentation mélancolique.

Louise poussa un cri incontrôlé et tenta de s’enfuir. Mais Adélaïde, pétrifiée par la terreur, la tenait fermement contre elle, les immobilisant toutes les deux. Il était impossible de distinguer parfaitement quelle créature de l’enfer venait de surgir de la Seine, mais Adélaïde pouvait imaginer deux gros yeux globuleux à l’extrémité qui devait être la tête du monstre. La lumière ténue derrière elles se reflétait parfois sur les écailles encore ruisselantes d’eau sale sur le corps de l’animal.

— Lâche-moi ! hurla Louise. Adélaïde ! Lâche-moi !

Les sommations répétitives ne plurent pas à la silhouette gargantuesque. Sa complainte se fit plus agressive, et d’un geste vif, son long corps s’arqua au-dessus du muret. D’abord, Adélaïde sentit une bourrasque furtive et fut projetée au sol par l’appendice visqueux de l’immonde créature. Son chapeau tomba dans une flaque à côté d’elle et son dos s’électrifia dans une douloureuse décharge au niveau du coccyx. Tous ses muscles se crispèrent sous le choc et la peur.

La terreur prit cependant le dessus lorsqu’une voix rauque et désincarnée s’éleva derrière elle depuis les pavés. Si c’était bien des mots qu’on avait prononcés, ils ne faisaient pas sens dans son esprit. Elle eut néanmoins l’étrange sensation que la créature réagit aux propos de l’autre individu, car elle s’immobilisa un instant avant de se mouvoir lentement… Vers Louise ! Étendue inerte, à quelques mètres seulement, elle ne pouvait voir la bouche, ou plutôt la gueule, remplie de dents luisantes qui s’approchait inexorablement d’elle.

— Louise ! Louise, réveille-toi !

Adélaïde avait rampé dans sa direction sans en prendre la décision. Mais que ferait-elle contre cet impitoyable serpent géant ? C’était lui ! Le Monstre ! La fraîcheur avait laissé la place à un froid venteux et l’humidité du fleuve et des pavés la faisait grelotter plus encore que l’horrifiante image qui se peignait devant elle sans qu’elle puisse l’arrêter.

Elle réalisa qu’une désagréable sensation de picotement était née au creux de sa paume droite, et un liquide chaud et visqueux s’écoulait le long de son bras. Elle saignait… Et la pierre responsable de sa coupure était encore à sa portée ! Sans réfléchir, elle s’en empara, incisant une nouvelle entaille dans sa paume, mais peu lui importait. La pierre relativement légère, mais aiguisée fit mouche en percutant l’extrémité visqueuse de l’animal qui poussa un cri irrité.

— Non ! L’autre ! gronda la voix derrière elle, en français, cette fois.

Elle n’en doutait plus… C’était un homme. Elle voulut se retourner, mais des pas irréguliers sillonnèrent jusqu’à elle et elle ne perçut qu’un visage tuméfié, dont la balafre la plus imposante agrandissait la cavité buccale à la manière d’un clown au sourire figé dans la douleur.

Un coup violent à la tempe lui cloua la joue au sol froid et le monde tourna autour d’eux. Elle allait mourir. Elle était si jeune, pourtant. La dernière chose qu’elle vit avant de sombrer dans l’inconscient fut la chevelure blonde de Louise disparaître au-delà du muret après que le monstre des profondeurs l’ait soulevée comme une vulgaire poupée pour l’emmener dans son royaume humide et glacé.

Léon referma le corps. Point par point, il recousit l’incision fine qu’il avait lui-même dessinée sur le flanc gauche du sujet. Un homme bedonnant d’une cinquantaine d’années dont il venait de confirmer la cause de la mort : ce père de famille avait succombé à une embolie pulmonaire foudroyante. Impossible à prédire, douloureuse et fatale.

Il éprouvait habituellement de la compassion pour ses « impatients », comme il aimait les appeler. Une fois, il avait dû opérer une autopsie sur deux jumelles de cinq ans mortes mystérieusement dans la même nuit d’un 5 octobre, il s’en souvenait encore. Cyanure. Les parents pleureraient pour toujours la mort de leurs enfants à qui ils avaient eux-mêmes ôté la vie.

Mais depuis trois semaines, il n’éprouvait plus de compassion pour personne. En fait, il n’éprouvait plus rien du tout. Si ce n’était que la douleur. Elle se propageait partout dans son cœur et dans son âme. Et en coupant le fil chirurgical de l’homme d’à peu près son âge qui avait eu la malchance d’être éradiqué en vingt-trois minutes par une embolie pulmonaire, il lui enviait presque sa place. Au moins, son impatient reposait en paix. Lui, cela faisait trois semaines qu’il ne dormait plus, qu’il ne mangeait plus. Qu’il cauchemardait éveillé en imaginant le regard suppliant de sa fille pour que son ravisseur ne mette pas à exécution ses noirs desseins ! Ce regard si particulier dont les iris dorés rappelaient les champs de blé les beaux matins d’été. Il secouait toujours la tête frénétiquement, lorsque les images devenaient insupportables. Lorsque le souvenir de sa voix cristalline mutait dans sa tête en un cri déchirant dans la nuit.

Léon recouvrit Monsieur Embolie d’un drap et le remmena à ses appartements, sous 4 °C, mais en bonne compagnie de Madame Asphyxiée et Lord Chute-Libre. Il consulta l’horloge murale de la salle d’autopsie. Dix-neuf heures trente. Son binôme lui avait officiellement fait faux bond toute la journée. Nouveau record, parfait Blanchard. Pauvre abruti éclopé. Monsieur Embolie, c’était sa corvée. Surtout en ce moment ! Ce n’était pas lui qui perdait espoir un peu plus chaque seconde que la chaire de sa chaire soit retrouvée. Une jambe, en moins, ça n’était pas une excuse pour être un corniaud.

Oh non. Encore. Le courant venait de sauter une fois de plus et la loupiotte de secours crachait tant bien que mal son nimbe blafard à travers le petit royaume des morts. Dans sa tanière, il en oubliait l’orage au-dehors. Satané système électrique. Dans le temps, un peu d’huile, et c’était parti pour la nuit.

Un tambourinement répétitif l’incita à se tourner vers la réception. Il n’avait pas sursauté. Cela s’apparentait à la peur, une émotion donc. Et les émotions, il n’en avait plus. À part la douleur.

Il quitta la salle d’autopsie, essaya les interrupteurs de la réception. Pas de courant non plus ici. On frappa encore plus fort à la porte. Léon retira ses gants en plastique et alla ouvrir mécaniquement. Le commissaire Héron s’empressa d’entrer, dégoulinant des pieds à la tête, et ronchonnant à tous les diables. Aussitôt, la douleur se fit plus intense… Accompagnée de son habituel partenaire toxique : l’espoir.

— Commissaire ?! Que faites-vous ici ? Vous avez du nouveau.

— Bon Dieu, c’est le déluge ! J’ai l’impression d’avoir fait trempette dans la Seine. Y a pas la lumière chez vous, docteur Dreux ?

— Le courant a sauté.

— Ah. Comme partout. Plus aucune communication, vous vous rendez-compte. C’est pour ça que je viens vous voir directement. Et Blanchard ?

— Qui sait.

— Encore ?

— Ça vous étonne toujours, commissaire ?

Le policier avec qui il travaillait conjointement depuis de nombreuses années se rapprochait de ce qu’on appelait communément un ami. À la lumière des lampes de secours, son crâne chauve luisait, parsemé de goutte de pluie ou de sueur. Probablement des deux.

— Crachez le morceau, Héron. Qu’est-ce que vous savez ?

Le père de famille qu’il était ne pouvait plus se confondre en formalités. Si le commissaire s’était déplacé, il y avait une raison.

— Eh bien… Oui. Mon vieux Léon, on a retrouvé un sac à main. Un passant l’a ramené au commissariat de l’île de la Cité. Il l’aurait trouvé sur les quais, pas loin. Et… Ouais, on a retrouvé ses affaires, mon vieux. C’était bien à elle.

Léon enfonça ses ongles dans le bois du bureau derrière lui pour ne pas tomber. Alors c’était vrai. Elle n’avait pas fugué. Il le savait. On lui avait fait du mal. On la lui avait enlevée !

— Eh… Ça va mon vieux ? Tout espoir n’est pas perdu. C’est même plutôt une bonne nouvelle. Il va y avoir des fouilles. Dans les souterrains des quais. Mais… Pas ce soir. On doit attendre que l’orage se calme.

— C’est hors de question que j’attende !

— Vous z’avez pas l’choix, doc. Ordre du préfet, je suis désolé.

Un éclair malveillant éclaira un bref instant la réception de la Morgue Générale de Paris par la fenêtre. Léon le savait, le déluge n’avait pas fini de faire rage. Et les jours de sa fille étaient comptés…

— Bon Dieu, je vais devoir y retourner. Eh… Tenez bon, d’accord. On se rapproche.

— Merci, commissaire, répondit Léon sans aucune chaleur.

— Passez le bonjour à Blanchard s’il se repointe. Et… Pas de bêtises, hein ?

Le légiste referma la porte derrière le policier. Son cœur aussi pressé qu’un bourdon dans la main d’un enfant inconscient, il demeurait immobile, la main tremblante encore posée sur la poignée. Les souterrains des quais…

L'appel au lecteur
Choix 1 : laisser l'enquête suivre son cours et patienter
Choix 2 : se rendre seul aux souterrains des quais

=> Le lectorat a opté pour le choix 2

Épisode 2

Ses abdominaux lui faisaient mal tant les spasmes répétitifs provoqués par le froid étaient intenses. Il n’avait pas préparé sa sortie avec beaucoup de soin... Après l’annonce de Héron, il avait enfilé sa veste trop légère pour la saison, oubliant jusqu’à prendre de quoi s’éclairer ou communiquer.

Maintenant, il était pris dans le courroux des averses violentes. Les jets de lumière foudroyant le ciel devançaient d’à peine quelques secondes les coups de tonnerre grondants. Il aurait été plus sage de faire un détour par l’appartement pour y manger un morceau et changer sa veste pour un véritable anorak. Mais l’angoisse surpassait tout autre émotion ou sensation.

L’avis de tempête lancé par les autorités dissuadait les Parisiens de sortir de leurs minuscules chez eux, et lors de son trajet jusqu’aux quais des Célestins, il avait croisé seulement quatre voitures et deux couples de touristes assez braves ou inconscients pour continuer leur visite de la ville malgré les intempéries.

Le commissaire n’avait pas été spécifique en parlant des quais sur lesquels avaient été retrouvés les effets personnels de sa princesse. Une omission volontaire, c’était certain. Mais Léon savait que sa fille empruntait tous les soirs un itinéraire qui débouchait justement sur le quai des Célestins lorsqu’elle rentrait de l’atelier de couture. Il commencerait donc par là.

D’après Héron, elle avait salué son équipe en enfilant son grand blouson et en rajustant sa robe, et elle s’était lancée, parapluie à la main sous les gouttes d’eau encore clémentes à ce moment-là. Puis, plus rien.

Son genou gauche, capricieux depuis toujours, le lança en guise d’avertissement lorsque son pied glissa sur les pavés du quai. Mieux valait-il faire attention… Une couche d’eau recouvrait la pierre lissée et constituait une véritable patinoire tout au long du chemin qui suivait la courbe de la rivière, voie George Pompidou.

Le niveau inférieur du quai ne bénéficiait plus de l’éclairage nocturne. La faible lueur des lampadaires peinait à percer le filtre obscurcissant de l’épaisse averse et Léon avait avancé dans la pénombre en se guidant grâce au muret. Mais que recherchait-il au juste ? Le commissaire avait sans doute raison… Ce n’était pas le moment de poursuivre les investigations. Il voyait à peine plus loin que le bout de son nez dans cette nuit détrempée. Il gardait difficilement les yeux ouverts tant le torrent céleste s’abattait sur son visage en forçant ses paupières à rester closes.

Et soudain, l’eau cessa de lui tambouriner le nez et les yeux. La pluie continuait de faire rage contre le sol de pierre et sur la surface grondante du fleuve, mais la rumeur de la tempête semblait prise dans une bulle isolée de l’espace-temps. Il observa les alentours, ses pupilles s’accoutumant de mieux en mieux à l’obscurité. Ah ! Sa progression aveugle l’avait amenée à s’aventurer sous un pont. Le pont de Sully, bien sûr. Si éclairage il y avait de coutume, l’orage l’avait sûrement affecté et il faisait tout aussi sombre que sur le reste du quai. Il appréciait ce répit sans pour autant savourer une quelconque victoire.

À défaut d’être perdu géographiquement, il l’était mentalement. Mais à quoi avait-il pensé ? Si la police n’avait, jusqu’à maintenant, rien trouvé, comment aurait-il pu, lui, ancien chirurgien alcoolique rétrogradé en légiste, dénicher quoi que ce soit qui puisse le mener à sa fille !

— Tu es pathétique !

L’insulte qu’il s’était lui-même lancée lui revint mille fois, réverbérée par le plafond arqué du pont. Il méritait chacune des répétitions assassines crachées par sa propre voix. Il avait échoué. Bérénice l’avait fait jurer de ne jamais faillir à la tâche, d’être toujours là pour leur fille qu’elle laissait derrière elle après sa mort. Il n’avait pas uniquement laissé tomber son enfant, il avait bafoué la mémoire de sa défunte épouse.

Trempé jusqu’à l’os, le cœur serré, il céda aux exigences de ses articulations branlantes et se laissa tomber au sol, dans le caniveau dont le torrent grossissait un peu plus chaque minute. Ses larmes chaudes se mêlèrent bientôt aux sillons gelés laissés sur son visage par les gouttes de pluie avant de s’écraser dans les flaques sales. Médecin raté, père indigne. Léon Dreux, humain de la pire espèce.

L’orage continuait, perfide. Léon ignora combien de temps passa. Le désespoir a cette fâcheuse tendance à distendre les limites du temps. À le compresser lorsqu’il manque et à le dilater quand l’attente est déjà insupportable. Il ne savait pas combien de fois le bruit sec derrière lui s’était répété avant qu’il ne le remarque. Puis, un grincement de métal rouillé. Et les pas irréguliers reprirent. Oui. Une démarche qu’il connaissait très bien pour l’avoir entendu jour après jour depuis près de dix ans à la morgue. La répétition prit fin. Malgré l’obscurité quasi totale, il devina la silhouette imposante de l’homme bedonnant penché au-dessus de lui.

— Mais qu’est-ce tu fous là, Léon ?

Une grosse paluche l’attrapa au niveau de l’épaule et le força à se remettre debout. Derrière sa barbe hirsute, le légiste-en-chef, le toisait avec dédain. La faible luminosité profita de la surface lisse sur son crâne dégarni pour se refléter.

— Blanchard… Toi. Toi, qu’est-ce que tu fais-là ? Je t’ai attendu toute la journée !

— J’avais des trucs à faire.

— Tu as toujours quelque chose de plus important que ton boulot !

Un éclair illumina la mine rabougrie et irritée de son collègue.

— T’es un sale petit ingrat, Léon ! Tu veux savoir ce que je faisais aujourd’hui ? Hein ! Toi qui réponds plus au téléphone, qui manges trois fois rien le midi, qu’a l’air d’une pauvre coquille plus vide qu’une huître tombée sous les pinces d’un crabe !

Léon baissa les yeux. Non pas qu’il cherchait à éviter le regard de Blanchard dans la pénombre. Le geste fut instinctif.

— J’en peux plus, moi, de te voir comme ça. Ça me donne le cafard. Alors, je suis passé au commissariat. J’ai soutiré quelques infos à un officier. Il m’a dit pour le sac à main. Les souterrains, tout ça. Je suis venu voir ça de mes propres yeux.

Léon serra les dents. Lui qui était convaincu que le vieux légiste-en-chef avait entreposé son humanité quelque part dont il avait oublié l’emplacement depuis longtemps. L’aurait-il mal jugé ? S’il pouvait compatir de sa douleur, à lui…

— Blanchard… Merci, je… Je ne sais pas quoi dire. Mais regarde autour de toi. Il n’y a rien à voir ici.

— Ah non ? répondit le vieux légiste, mystérieux.

Léon releva les yeux, encore une fois sans rien voir. Son collègue relâcha son étreinte après s’être assuré qu’il tiendrait debout tout seul, puis se dirigea de son pas claudiquant vers l’extrémité opposée de l’arc du pont. Sa jambe métallique, bien que chaussée d’une prothèse très convaincante, s’abattait sur l’asphalte avec un bruit sourd significatif.

— Où tu vas, comme ça ?

Le vieux ne répondit pas. Il n’en eut pas besoin. Un flash de lumière éclaira une large cavité dans la roche de l’arc : un passage dont le portail métallique était ouvert ! L’entrée des souterrains menant aux égouts et aux catacombes.

— On dirait que quelqu’un a oublié de le refermer correctement, analysa Blanchard. J’y suis déjà allé faire un tour. Ça descend pas mal, mais l’orage n’a pas l’air d’avoir impacté le système d’éclairage. Je suis remonté pour aller chercher du renfort, et voilà qui je trouve.

— Tu penses que… Enfoiré de salopard ! Il l’aurait emmenée dans les tunnels ! s’insurgea Léon, le venin de la colère pétrifiant ses veines.

— Tout doux ! l’avertit Blanchard, en plaquant sa main contre le mur pour l’empêcher de passer. ‘Faut être malin. Qui sait ce qu’on trouvera en bas. J’ai même lu un livre, une fois, un truc un peu perché, qui parlait d’un monstre.

— Tu dis n’importe quoi. Le Monstre de la Seine n’a jamais existé.

— On sait jamais. En tout cas, la cinglée qui a écrit le livre en était persuadée.

— Fais comme tu veux, moi je descends, répliqua Léon, plus déterminé que jamais. Ma fille pourrait bien se trouver en bas, Blanchard, tu comprends !

— Je sais. C’est pour ça que j’avais besoin de renfort. Et à ce qu’on dirait, je viens de le trouver.

Les deux légistes se jaugèrent dans l’obscurité. Malgré une collaboration professionnelle depuis dix années, déjà, Léon ressentait pour la première fois un semblant de complicité entre eux. Blanchard abaissa son bras et s’aventura en premier dans le passage. Bientôt, Léon n’entendit plus que la démarche métallique de son collègue. Il prit une profonde inspiration. Et s’aventura lui aussi dans les entrailles de la Terre.

Un long glissement cliquetant sur le sol la tira définitivement de sa léthargie post-traumatique. C’était comme un serpent métallique qui crissait langoureusement sur le sol en se déplaçant. Adélaïde ouvrit les yeux sans y voir bien clair. Sa tempe gauche, où elle avait reçu le coup qui l’avait définitivement assommée, la lançait affreusement et l’articulation qui maintenait sa mâchoire en place grinça de manière inquiétante quand elle prit une grande inspiration. Étendue la joue sur le sol terreux et froid, elle décida de ne pas se relever tout de suite, de peur d’être prise de vertige. Pas forcément à cause de l’uppercut qu’elle avait reçu. Mais à cause de la puanteur. Une répugnante image d’excréments, d’eau vaseuse et de métal rouillé s’était imposée à son esprit au fur et à mesure qu’elle émergeait de sa torpeur. Et maintenant qu’elle l’avait repérée, impossible de faire abstraction de cette terrible odeur.

L’humidité environnante rendait ses mains moites, et le serpent métallique s’accompagnait d’éclat de gouttes isolées qui s’écrasaient à la surface d’un corps d’eau. Se pouvait-il qu’elle se trouve dans les égouts ? Elle ne s’y était jamais aventurée, bien sûr. Et hormis quelques légendes douteuses, elle ignorait à quoi ressemblait cet infâme réseau souterrain. En se promenant sur les quais les soirs d’été, elle voyait parfois des travailleurs encrassés de miasme s’extirper des égouts par les cavités sous les ponts. Bien souvent, les groupes se composaient en grande partie d’hommes venus des colonies. D’après son père, le Congo et le Cameroun envoyaient chaque année de plus en plus de travailleurs, tout comme le Tonkin.

« Ne va pas répéter ça à Louise », lui avait-il dit. « Mais je trouve barbares les installations coloniales sur les Invalides. Monsieur le vicomte n’a pas l’air d’avoir honte d’exposer des êtres humains comme des animaux. Je ne veux pas que tu ailles voir ça, tu entends ! »

Elle n’y était donc pas allée. Louise avait pourtant tenté de la convaincre en avançant l’argument de la ménagerie : des lions, des tigres, des éléphants, et d’autres créatures inconnues en Occident.

La chaîne métallique, elle le réalisait à présent, traînait toujours sur le sol, à quelques mètres d’elles. Soudain, les images de l’attaque lui revinrent à l’esprit, animant son corps meurtri comme un pantin pour la faire se relever. Elle se redressa tant bien que mal, sa main droite encore ensanglantée plaquée sur son nez et sa bouche pour ne pas vomir. Un de ses pieds était dénudé, abandonné par un escarpin qu’elle ne retrouverait probablement jamais.

— Louise ? murmura-t-elle, frissonnante.

Pas de réponse. À la lumière des lampes à huile accrochées à intervalles réguliers sur les murs faits de pierre blanchâtre, Adélaïde comprit qu’elle se trouvait dans une sorte de grotte. Probablement sous la ville ? Elle n’avait pas l’impression d’avoir été inconsciente très longtemps. Malheureusement, aucune fenêtre ne venait apporter d’indication sur l’heure qu’il était réellement. Lucette devait être morte d’inquiétude en voyant qu’elle ne rentrait pas. Elle imaginait la femme de chambre, les ongles rongés à sang, hésitant à faire savoir au chef de famille que sa fille n’avait toujours pas passé le pas de la porte au beau matin.

Un mouvement répétitif qu’elle n’avait pas encore remarqué lui attira le regard à l’extrémité de la caverne aux murs blancs. Une immense cuve vitrée au liquide jaunâtre trônait sur un ensemble de mécaniques improbables aux bras métalliques et aux pistons infernaux. Quelque chose semblait reposer dans la cuve… Un objet de grande taille ?

Le sang d’Adélaïde ne fit qu’un tour. Et si… Et si c’était Louise, là-dedans ? Son estomac se tordit de dégoût et de terreur. Quel avait été cet effroyable monstre des eaux ? Et ce mystérieux homme à la balafre à qui il semblait obéir.

En rassemblant toutes les forces qui lui restaient, Adélaïde se redressa et se remit sur ses pieds. Personne d’autre ne semblait occuper la caverne humide. Le seul mouvement répétitif provenait de la cuve et de sa base mécanique.

Pitié, Seigneur, que ça ne soit pas Louise.

Elle progressa lentement, son pied nu frissonnant à chaque fois qu’il posait plante à terre. Elle s’appuyait sur les caisses de bois pourries entassées un peu partout dans l’espace sombre. À première vue, il n’y avait pas de sortie… Ni porte, ni fenêtre, ni monte-charge. Mais à l’extrémité la plus sombre de la caverne, des gouttes d’eau venant du plafond plongeaient dans un bassin d’eau noire. Se pouvait-il qu’ils soient entrés par là ? Non… Impossible. Sa robe et ses cheveux avaient beau être crasseux, ils n’étaient pas mouillés.

Son pied buta contre quelque chose et le crissement métallique la fit grincer des dents. L’alliage argenté renvoyait un éclair orangé en oscillant. Est-ce que c’était bien… Un… Un revolver ? Elle le ramassa. L’arme était lourde. Le manche en bois s’arrondissait en bout, et le canon, plus fin promettait une fin brutale et indolore. Ou tout du moins rapide. Son père en possédait un similaire. C’était un modèle prussien, probablement abandonné ou volé pendant la guerre. Même plus de vingt ans après sa fabrication, celui-ci était encore flambant neuf.

Adélaïde fit volte-face avant même d’identifier pourquoi. Le remous dans le bassin s’interrompit aussi vite qu’il s’était déclaré et des vaguelettes vinrent s’écraser sur la berge terreuse. Les doigts peints de rouge crispés sur le manche du revolver, elle s’immobilisa en attendant que la surface de l’eau retrouve son plat initial. Le monstre… Ça ne pouvait qu’être lui. Elle réprima l’envie de pleurer. Elle avait cru trépasser plus tôt, et elle était encore en vie. Il lui fallait se raccrocher à cela.

Le mécanisme ronflant en dessous de la cuve continuait son cliquetis continu et s’intensifia lorsqu’elle s’approcha davantage. Tremblante, elle posa sa main libre contre le verre de l’immense bassine. Il était tiède… Le liquide couleur ambre devait être gardé à température relativement chaude… Elle plissa les yeux pour discerner ce qui se trouvait à l’intérieur.

Pas Louise, non, Seigneur.

L’effet loupe et déformant du verre trahissait même l’image blafarde d’un corps… Une femme ? Possiblement. Mais ce ne put être Louise. Les cheveux en suspend dans le liquide n’étaient pas du blond caractéristique de son amie, mais d’un charbon obscur, presque bleuté. Adélaïde déglutit, paralysée. De longues cicatrices à vif parsemaient la peau grisâtre de la femme, comme si elle avait été cousue comme un artisan coud une poupée de soie. Et ce visage… S’il était possible de l’appeler ainsi. La ligne de mâchoire, aussi parfaite soit-elle, se terminait sur le côté droit par une surface plane où aurait dû se trouver une oreille. Les paupières fermées tressautaient au-dessus d’un nez en trompette, dont les cicatrices avaient, elles, presque disparu. Mais à l’endroit réservé à la bouche, un trou béant suintait et laissait entrer le liquide mielleux dans la cavité.

Adélaïde plaqua sa main contre sa bouche. Un monstre ! Un autre monstre ! Ce n’était pas Louise, mais le résultat d’une expérience malsaine par…

Un grondement profond émergea de l’autre côté de la caverne. Le bassin ! On aurait dit qu’il bouillonnait. Le cœur battant à tout rompre, Adélaïde recula plus encore, pétrifiée par le corps longiligne qui s’étirait de l’eau crasseuse du bassin. Quand soudain, deux pieds fermes atterrirent sur le sol terreux : c’était eux ! Son agresseur et le monstre. Le Monstre de la Seine.

Adélaïde réalisa avec stupeur que l’homme maintenait sur son épaule dégoulinant encore d’eau une silhouette chétive.

Non !

Sans vergogne ni prudence, le balafré laissa tomber le corps sans vie de Louise, dont les yeux vides les cheveux trempés et les lèvres bleues révélaient l’intolérable cause de son trépas.

— AAAAH !

Cette voix qui était la sienne, elle ne la reconnut même pas. Confuse, horrifiée, enragée, Adélaïde brandit l’arme prussienne qu’elle tenait encore dans la main et pressa la détente.

L’appel au lecteur

Choix 1 : tirer sur l’homme

Choix 2 : tirer sur la créature

=> Le lectorat a opté pour le choix 1

Épisode 3

L’arme lui échappa des mains en rugissant à lui en percer les tympans. Adélaïde laissa tomber le revolver qui, en percutant le sol, cracha une seconde détonation. Troublée et terrifiée, elle tomba les fesses sur le sol humide et mit ses mains sur ses oreilles. Elle ne pouvait cependant pas étouffer les cris de douleur de l’homme qui s’était effondré, ses énormes paumes contre son tibia dénudé dont s’échappait un sillon rougeâtre. Le sang du criminel éclaboussait le visage blanc de Louise, perdue pour toujours dans les limbes froids de la mort.

Entre deux sanglots cuisants, l’homme ouvrit sa cavité buccale agrandie par sa cicatrice encore ouverte, et prononça une sommation à l’intention du reptile sombre dans le bassin.

Tisode-oyis !

Adélaïde se figea. La terreur l’empêcha de retenir sa vessie qui se vida sur sa robe déjà souillée : les deux yeux ronds et globuleux du monstre s’étaient tournés vers elle. Il sembla hésiter un instant, mais lorsque son maître répéta ses mots assassins, le serpent surgit de l’eau… Et posa une première patte écaillée sur la berge. La partie longiligne du reptile n’était en fait que son cou ! Lourdement, ce qui ressemblait désormais à un lézard géant s’extirpa de l’eau souillée. Il possédait en fait quatre pattes, accouplées à un solide tronc, et suivi d’une queue presque aussi longue que son cou.

Adélaïde cria une seconde fois, convaincue de sa mort imminente. Rassemblant les dernières forces qui lui restaient, elle chercha de ses doigts tremblants le revolver tombé quelque part dans la paille. Trop tard. L’imposante mâchoire du monstre se referma autour des plis de sa robe sans atteindre sa peau, par chance. Le sol se déroba sous ses pieds et l’air siffla à ses oreilles lorsque le reptile la projeta en hauteur.

Puis, plus aucun bruit ne lui parvint. Elle réalisa qu’une agréable sensation de chaleur l’enveloppait, elle se sentait légère, en sécurité… Mais bientôt, le manque d’oxygène la ramena à la réalité. Elle lutta dans le liquide visqueux dans lequel elle avait atterri et à son grand soulagement, atteint la surface de la cuve. Confuse, avec le poids de sa robe imbibée du fluide ambré qui l’attirait vers les profondeurs, elle finit par trouver prise sur le rebord vitré du réservoir.

— Imbécile ! hurla la voix rauque de l’homme. Je t’ai dit de la tuer, pas de la faire mariner avec Pénélope !

La pensée que le corps meurtri de la femme de la cuve puisse flotter jusqu’à elle la paralysait, mais elle se refusait à regarder dans sa direction.

Le criminel gémissait à présent lui, aussi.

— Traînée ! Tu ne m’intéressais pas, toi. Ta sale trogne, tes grosses miches ! Il n’y avait rien à récupérer sur toi, rien. Mais tant pis. Tes oreilles ne sont pas si laides. Elles feront l’affaire.

Dérangé ! Il était dérangé ! Était-ce la douleur qui attaquait sa raison ?

— Misère ! Qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait ! se plaignit-il, paniqué.

Adélaïde passa sa main sur ses yeux pour en essuyer le liquide mielleux qui avait plus un goût salé qu’autre chose et lança un regard autour de la cuve. Au fond de la caverne, la créature s’était roulée en boule et son énorme cage thoracique se soulevait avec difficulté. À la lueur faible, il ressemblait plus que jamais aux illustrations conceptuelles imaginées par les scientifiques pour représenter certains dinosaures, ce règne reptilien encore réfuté par nombre de religieux, mais dont Adélaïde n’avait aucun doute qu’il eût existé.

Impossible…

Un frisson pernicieux lui remonta la colonne vertébrale. Dans l’ombre, l’homme balafré rampait dans la direction du réservoir en geignant de douleur. Il n’était qu’à quelques mètres seulement, et laissait derrière lui une traînée de sang. Autre chose attira son attention… Elle avait posé ses avant-bras sur le rebord vitré pour ne pas couler, et ils lui arrivaient maintenant au niveau du menton : elle se risqua à regarder dans la direction du corps plein de cicatrices de la femme. Il flottait toujours Dans une cuve qui commençait peu à peu à se vider ! Le niveau du liquide baissait.

Sur le sol de la caverne s’étendait bel et bien une flaque jaunâtre que le truand tentait d’atteindre de sa démarche de larve. Bien sûr ! Le deuxième coup de revolver avait dû perforer la surface vitrée de la cuve, libérant petit à petit le liquide ambré.

C’était sa chance ! Elle n’aurait peut-être pas d’autre occasion de s’échapper. Si le niveau baissait encore, elle serait prise au piège, incapable d’atteindre le rebord du réservoir. Avec difficulté, mais plus facilement qu’elle l’aurait pensé, elle parvint à retirer sa robe que même les talents de Lucette ne pourrait sauver désormais. Une fois ses bras libérés des manches, le vêtement alourdi l’abandonna pour rejoindre le fond de la cuve, la laissant dénudée, à l’exception de son corset et de ses jupons. L’heure n’était pas à la pudeur…

Malgré la douleur cuisante dans sa paume droite laissé par la pierre coupante sur les quais, Adélaïde s’appuya de toutes ses forces contre le rebord du réservoir pour remonter… Mais le niveau de la cuve atteignait maintenant sa taille et le liquide n’allégeait plus son poids.

— J’arrive, Pénélope, hurla le balafré, plus proche que jamais.

Il agrippait le sol irrégulier de ses ongles sales pour traîner le reste de son être dans l’espoir d’arrêter la fuite qu’Adélaïde localisait maintenant à sa droite. La balle avait dessiné une cavité circulaire parfaite… Il aurait été plus à son avantage que la cuve explose tout simplement.

Soudain, elle sentit quelque chose de refermer sur son tibia droit et hurla à tous les diables en réalisant qu’il s’agissait d’une main.

La femme !

Affolée, exténuée et hystérique, Adélaïde gesticula dans tous les sens, se débattant comme une souris dans les griffes d’un chat pour se libérer de l’emprise de la poupée de chair qui, bien qu’immobile, maintenait crispée ses doigts dépareillés aussi bien en teinte qu’en taille, autour de son mollet.

— LÂCHEZ-MOI !

— J’arrive, mein leiber !

L’imposant reptile poussa un cri strident en réponse aux lamentations de son maître. Presque aussitôt, la femme-poupée fut prise de convulsions, libéra son étreinte et propulsa un coup de pied dans le fessier d’Adélaïde. Ce fut l’impulsion dont celle-ci avait besoin pour basculer de l’autre côté du rebord. Sa respiration fut coupée un bref instant quand elle atterrit sur le sol dur de la caverne, soulagée, tout de même.

— NOOON ! hurla l’homme, presque à son niveau désormais. Datrabe-oyis !

L’ordre lancé au reptile ne donna pas suite. La créature gronda avec colère, sans pour autant bouger d’un centimètre. Se pouvait-il… Que le Monstre de la Seine n’obéît plus à son maître ?

Endolorie, Adélaïde se releva dans la grotte froide. Couverte de miasme jaune, elle faillit glisser, mais se retint juste à temps sur la surface de la cuve dont le niveau baissait encore et encore.

— Tu le paieras très cher, ma petite.

L’homme tenta de lui attraper la jambe, mais elle parvint à l’esquiver et lui écrasa les phalanges en criant de colère. D’un regard, elle comprit que la première balle de revolver avait perforé l’artère fémorale du brigand. Sa mère, infirmière pendant la guerre, lui avait enseigné quelques notions de médecine : la jambe était perdue. Ce n’était qu’une maigre punition pour ce qu’il avait fait.

En gardant un œil sur le reptile feutré au fond de la caverne, elle atteignit le corps de son amie et se laissa tomber au sol. Louise restait belle dans la mort. Mais plus jamais elle n’entendrait son rire moqueur ni ses réflexions parfois blessantes, qui lui manqueraient, finalement. Ses lèvres pulpeuses bleuies par le manque d’oxygène invitaient un prince charmant à y déposer un baiser pour tenter de la réveiller.

— Vous l’avez tuée ! hurla-t-elle.

— Et maintenant c’est à ton tour.

Adélaïde se pétrifia. Le regard fou, la bouche déchirée en un rictus de haine, le véritable monstre de la grotte tentait d’une main d’arrêter l’hémorragie à sa jambe. De l’autre, il tenait fermement l’arme prussienne qu’il pointait dans la direction de sa prochaine victime.

— Attention, mon vieux. Tu vas te casser la figure.

— Je n’y vois rien, Blanchard. Qu’est-ce que tu comptes trouver par ici, de toute manière.

— On aurait dû amener de quoi nous éclairer… Concentre-toi sur la source lumineuse au fond du tunnel. Je ne suis pas allé plus loin tout à l’heure, mais j’ai trouvé quelque chose… D’étonnant.

— De quoi tu parles ?

— Tu verras.

Le duo progressait depuis près de vingt minutes dans l’obscurité, bien que le boyau rocheux semblât effectivement se terminer par un espace illuminé, au fond. Léon entendait uniquement les couinements des rats aussi gros que des chats qui lui glissaient entre les jambes, un ruissellement d’eau nauséabonde et le lointain grondement du tonnerre à l’extérieur. Et si Blanchard avait raison ? Si le ravisseur de sa fille l’avait bien emmenée ici-bas, dans les chemins humides des catacombes ? Mais pourquoi ? Pour la première fois, Léon envisagea l’idée qu’il trouverait au bout de ce tunnel un funeste spectacle qui terminait de le rendre fou…

Distrait, il trébucha sur une pierre volumineuse et percuta le légiste-en-chef qui grogna plus que d’habitude :

— Je t’ai pas emmené pour que tu sois un handicap, Dreux !

C’était bien à lui de parler… Maudit éclopé.

— Pardon, se contenta-t-il de dire.

La lumière se fit plus intense, le boyau s’élargissait à chaque pas et un bruit mécanique répétitif commença à s’élever dans les souterrains. On aurait dit des pistons ?

— Qu’est-ce que tu as dit avoir trouvé, déjà ?

— Tu me croirais pas. C’est mieux que tu le voies de tes propres yeux.

Le tunnel prit fin. L’éclairage électrique crachait une lumière blanchâtre éblouissante qui obligea Léon à plisser les yeux quelques instants. Enfin, il découvrit son environnement. Ils y étaient : les catacombes. Ce qu’il avait d’abord pensé être des pierres blanches irrégulières sur les parois de la caverne était en fait des centaines de crânes entassés les uns contre les autres. Des crânes humains.

Un frisson lui parcourut l’échine. Un bassin calme dormait au fond de la caverne, et des caissons s’entassaient çà et là. Certains donnaient même l’impression d’avoir été là depuis des centaines d’années. Un imposant coffre-fort noir à code reposait de l’autre côté de la grotte. Il semblait plus récent que le reste.

Léon réprima un spasme de dégoût : une carcasse osseuse qu’il identifia comme ayant appartenu à un grand animal oublié gisait dans ce coin de la caverne. Ce n’était pourtant pas le plus extraordinaire : à sa gauche, un énorme réservoir en verre logeait au-dessus de tout un système de pistons, de diodes et de câbles. Toute la machinerie trouvait un point de contact commun au niveau d’un levier mangé par la rouille qui ne demandait qu’à être abaissé.

— Nom de dieu…

À l’intérieur du réservoir dont le verre semblait avoir été endommagé par le passé, un liquide ambré enveloppait le corps d’une femme à la peau presque grise. En s’approchant, Léon remarqua des sillons plus clairs un peu partout sur l’épiderme. Comme de nombreuses cicatrices qui avaient guéri avec le temps.

Il serra les dents, entre soulagement et déception. Non… Ce n’était pas elle.

— Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ?

— Je t’avais dit que tu ne m’aurais pas cru.

— Évidemment que je ne t’aurais pas cru ! Il faut absolument avertir la police ! tonna Léon.

Bam, bam, bam ! En réponse à sa proposition, un tambourinage glaçant s’invita dans la caverne, lui arrachant un sursaut, et une expression qu’il ne put déchiffrer sur le visage joufflu et barbu de son acolyte. Comme… De l’irritation ?

— Putain, mais qu’est-ce que c’était que ça ?

— La tuyauterie, peut-être.

— Alice ! cria Léon.

— Mais qu’est-ce que tu fous, bordel ?

— J’essaie de retrouver ma fille ! Je pensais que c’était pourquoi on était là.

— Le salopard qui a fait ça est encore peut-être dans le coin !

Léon voulut rétorquer, mais son acolyte avait raison. Ils devaient rester discrets.

Bam, bam, bam. Le tambourinage reprit. D’où cela pouvait-il bien provenir ? Du réservoir peut-être ? Le cœur battant la chamade, le légiste s’approcha de la cuve. Le visage de la femme se voyait plus distinctement à chaque pas. Malgré ses légers sillons clairs, il remarqua qu’elle était d’une beauté stupéfiante. Ses traits fins ne se laissaient pas ternir par les cicatrices, et ses cheveux d’un noir de geai flottaient dans le liquide ambré comme les tentacules hypnotisant de Méduse. Elle était nue, mais ça n’était pas indécent. C’était beau. Paisible. Une cicatrice un peu plus récente entourait les contours de ses lèvres pulpeuses. Curieusement, leur aspect bleuté leur donnait une beauté froide, détonante.

— Léon ? Qu’est-ce que tu cherches ?

En réponse, il fit signe à sa supérieure de se taire. Son regard fut attiré par un petit autel à côté du réservoir qu’il n’avait pas vu au premier abord parce que le mécanisme perfectionné en cachait la vision depuis l’entrée de la caverne.

La flammèche d’une bougie éclairait le métal rouillé de ce qui semblait être un pistolet d’une guerre ancienne posé sur un livre aux pages ternies…

La véritable histoire du Monstre de la Seine, Adélaïde de Vermeilles, lut-il sur la tranche.

À côté du livre et de l’arme, un unique cadre pas plus grand qu’une carte postale hébergeait une photographie en noir et blanc que le temps avait changé en sépia. Elle représentait un unique couple, souriant. La femme de la cuve ! C’était elle. Ou plutôt… Elle lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, sans qu’il pût comprendre pourquoi son apparence paraissait avoir été altérée. Mais c’est l’homme de la photo qui lui fit froncer les sourcils.

Son sourire, pourtant sincère, s’étirait plus qu’il ne devrait par une cicatrice récente jusqu’à l’oreille gauche. Léon tressaillit, perplexe. Ce visage, il le connaissait, bien qu’il n’en eût jamais remarqué la cicatrice... Cachée par une imposante barbe.

Bam, bam, bam !

Le coffre-fort ! Ce vacarme venait du coffre-fort, Léon en était sûr à présent. Il se retourna. Plus vieux de quelques années, mais à peine, l’homme sur la photo qui n’était autre que son légiste-en-chef se tenait désormais devant le coffre, droit comme un piquet malgré sa jambe métallique.

— Blanchard… Je ne comprends pas.

— Tu n’aurais pas dû fouiller, Dreux.

— Qui est cette femme ? quémanda Léon en pointant le réservoir du doigt.

— Cette femme ? C’est la mienne !

— Qu’est-ce que tu racontes ! Je ne t’ai jamais vu avec une femme de toute ta vie.

— C’est parce qu’on me l’a enlevée ! vociféra Blanchard, d’une voix qui fit frissonner Léon.

Celui-ci se mordit les lèvres, en réfléchissant un bref instant. Le tambourinage du coffre-fort devenu maintenant constant dans la petite grotte.

— Mais… Cette photo ? Ça ne peut pas être toi ! Elle semble avoir été prise au siècle dernier.

Blanchard sourit.

— L’âge n’est qu’un nombre, Léon.

L’ancien chirurgien fronça de nouveau les sourcils. Que voulait-il dire ? Le légiste-en-chef ignora le vacarme du coffre-fort, s’approcha de son acolyte et finit par le contourner pour se poster devant la cuve aux diodes lumineuses.

— J’ai attendu… Si longtemps. Rien n’était jamais parfait ! Un doigt qui se décolle, une oreille qui ne prend pas… J’ai presque perdu espoir. J’ai commencé à travailler en morgue pour mettre la main sur les meilleures parties, mais rien n’y faisait : retrouver des yeux aussi beaux que les siens n’était pas tâche facile. Je me suis dit que c’était même impossible. Et puis… Je l’ai rencontrée.

— Tu es encore plus barjot que d’habitude, Blanchard. J’appelle la police…

— Je ne ferais pas ça si j’étais toi.

Bam, bam, bam.

— J’aurais voulu avoir le temps de terminer le travail. Mais ça n’a pas d’importance ! Ce soir est le soir parfait. Cet orage est une aubaine que je ne te laisserai pas gâcher, tu entends !

— De quoi tu parles !

Blanchard afficha un rictus qui marqua la longue cicatrice que Léon n’avait jusqu’alors pas remarquée à cause de sa barbe. Son acolyte patibulaire s’approcha encore de la cuve et tendit sa main vers l’impressionnant levier connecté au reste de la machinerie.

— De retrouver l’amour… Tout simplement.

D’un geste vif, il abattit le levier qui poussa un grincement plaintif avant d’obtempérer.

Aussitôt, l’éclairage flancha dans la caverne, et les pistons en dessous du réservoir accélèrent leur course infernale. Léon recula d’un pas, terrifié. Sous les flashs qui allaient et venaient, Blanchard riait, gorge déployée, un regard avide et impatient sur le visage.

— Reviens à moi, Pénélope ! Reviens à moi mon amour !

Un coup de tonnerre plus impressionnant que les autres éclata à la surface de la Terre et fut suivi de gerbes d’électricité prenant racine au-dessus de la cuve. Le liquide jaunâtre commença à bouillir et à rougir comme la mixture d’un chaudron maléfique. Une technologie que Léon ne comprenait pas guidait le tonnerre jusqu’au au réservoir de la terrible installation.

Puis, plus rien. La bougie de l’autel constituait la seule source de lumière dans la caverne. Léon refusait de prendre sa respiration. Il examina les alentours, et posa de nouveau ses yeux sur la cuve. Elle était vide.

Choix du lecteur :

Choix 1 : Fuir

Choix 2 : Faire remonter le levier à sa position initiale



Vous pourrez effectuer votre choix dans le sondage en story Instagram sur le compte @gildas_mergny_auteur pendant 24 heures à partir de dimanche 27 octobre, 15h00.

L'épisode final sera publié le mercredi 31 octobre à 20h00 pour Halloween.

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